Nicolas Derny
Diapason, France
novembre 2016
RECORDING

Plutôt que de contrefaire l'accent du cru, Cédric Tiberghien préférait déjà souligner dans un brillant premier volume paru il y a quelques mois (Diapason d'or), toute la modernité du "folklore imaginaire" élaboré par Bartók. Au prix de heurts, d'achoppements et de libertés prises avec le texte, il remet le couvert dans les célèbres Danses Roumaines, transformée en un théâtre de marionnettes volontiers désarticulées mais aux visages très humains. La clef du disque est là: si le pianiste ne file jamais droit, considérant que les rythmes et battue ne sont pas gravés dans le marbre, c'est parce qu'il a toujours quelque chose à dire, quitte à se montrer impertinent.

Le Français égrène les Quatorze bagatelles avant-gardistes de 1908 comme on module les formes et les couleurs d'un kaléidoscope. Dès le Molto sostenuto qui ouvre le recueil; main droite très nette et main gauche volontairement trouble montrent sa capacité à désorienter l'oreille, comme dans l'Andante ou dans le rubato; qui sonne telle une hallucination.

La variété des attaques creuse les plus subtils reliefs de l'Allegro giocoso et de l'étincelant Vivo, etc. La densité sous-pesée de chaque note ou accord, l'acuité d'esprit avec laquelle le pianiste décortique l'écriture (partout, tout le temps, horizontalement et verticalement) nous tiennent en haleine de bout en bout. La qualité de la prise de son est un autre atout pour hisser ces Bagatelles à côté de l'album, fabuleux du regretté Kocsis (Philips, Diapason d'or).

Tiberghien sait que Bartók n'utilisa jamais le matériau populaire de manière plus expérimentale que dans les Huit improvisations sur des chansons paysannes hongroises (1920).

Si l'impressionnisme nocturne des troisième et septième miniatures fascine, le virtuose nous épate plus encore quand il 'agit de perturber la mélodie de l'Allegro scherzando par des facéties ou de mimer l'ébriété de l'Allegro moderato, molto capriccioso.

Rien d'expressivement neutre non plus dans le cinquième cahier de Mikrokosmos.

Que les croches volontairement inégales de telle mélodie lui confèrent une éloquence rare (Ben ritmato, entre autres), qu'une invention dynamique insuffle la vie à un passage motorique (l'Allegro des Trois études en doubles notes); ou que l'articulation toujours travaillée laisse entrer la lumière, tout concourt à faire de ces exercices de véritables moments de musique—c'est là tout l'enjeu. Travail d'orfèvre.