Loïc Chahine
www.le-babillard.fr, France
novembre 2016

En se penchant sur la période qui précède la première guerre mondiale, particulièrement riche pour la musique française, l’altiste Lawrence Power et le pianiste Simon Crawford ont déniché un certain nombre de pièces, certes pas toutes inoubliables, mais illustrant bien la diversité de cette période. Le titre du disque, Fin de siècle, est à prendre au sens large, car en réalité, la chronologie du disque s’étend de 1877, avec Beau soir, mélodie de jeunesse de Debussy, à 1937 pour Soliloque et Forlane de Reynaldo Hahn. L’essentiel du programme se concentre en 1894 (les Deux pièces de Vierne) et 1914 (« Kaddisch » de Ravel).On le sait bien, désormais : les compositeurs oubliés ou rares ne sont pas l’apanage exclusif de l’époque baroque. On en rencontrera ici quelques-uns, car si l’on sait bien qu’Henri Büsser fut le professeur, entre autres, de Dutilleux, qui peut se vanter aujourd’hui d’avoir écouté sa musique ? C’est avec lui que le disque s’ouvre. De Léon Honnoré, représenté ici par un Morceau de concert qui fut proposé au concours du Conservatoire en 1904, on ignore même la date de mort ! Valait-il la peine de s’aventurer dans les cartons et d’exhumer ces œuvres ? Oui, car cela permet de véritable trouvailles, comme le Thème varié de Georges Hüe (1858–1948), dédié à Pierre Monteux qui, Laura Hamer le rappelle dans le livret du disque (fort bien documentée), fut un excellent altiste. Ce Thème varié est plus que des variations, et porte bien son nom, car il s’agit d’un petit voyage parmi des paysages changeants, où s’expriment un talent mélodique sûr et une versatilité des plus séduisante.

Avouons-le néanmoins, à cette exception, les œuvres qui retiennent le plus l’attention ici demeurent celles dont les auteurs sont les plus connus: les Deux Pièces de Louis Vierne, douces, élégiaques, contrastent vivement avec l’ambiance inquiète qu’il a su distiller dans ses œuvres pour piano ultérieures ; et Lucien Durosoir (qui bénéficie d’un certain intérêt, justifié, depuis une quinzaine d’années environ) signe avec Vitrail un tableau lumineux, certes, mais éminemment personnel, s’aventurant dans des régions harmoniques inattendues, comme hallucinées. Terminer le disque par «Kaddisch», des Deux mélodies hébraïques de Ravel, c’est envoûter encore plus: l’auditeur retient son souffle et demeure véritablement stupéfait par cette musique suspendue. Quelle retenue! Que ce soit ici un «arrangement» (puisque l’œuvre est originellement pour voix et piano, avec des paroles en hébreux) ne change rien à l’affaire : l’enchantement est total.

Les interprètes, indéniablement, défendent ce répertoire avec passion. Il suffit d’écouter comme alto et piano se lancent à corps perdu dans l’Appassionato d’Henri Büsser, pièce qui, peut-être, n’a jamais porté si bien son nom. Lawrence Power domine toutes les pièces d’une technique impériale, exhibant notamment un jeu d’archet d’une grande variété qui lui permet une articulation toujours renouvelée et des jeux de sonorités tout à fait réjouissants pour l’oreille. La virtuosité n’est jamais prise en défaut (Soliloque et Forlane de Reynaldo Hahn nous en assure), le son est franc, sans aucune forme d’affectation. Assurément, Lawrence Power est un des grands altistes de notre temps.

Le pianiste Simon Crawford n’est pas en reste. D’abord, il convient de signaler que, dans la plupart des pièces, sa partie est loin de se borner à l’accompagnement mais s’émancipe volontiers : il n’y a pas ici un soliste, mais deux. Or, le toucher de Simon Crawford répond bien à l’archet de Lawrence Power et répand tout au long du disque une agréable variété. On apprécie tout particulièrement son art des nuances qui excelle à évoquer des atmosphères et à insuffler une dramaturgie. Il réussit particulièrement dans les passages délicats, où l’on se loverait dans l’onctuosité de son toucher.

Il faut écouter ce disque Fin de siècle avec curiosité : si certaines pièces y sont aimables mais oubliables, le Thème varié de Hüe (« first recording », nous dit le livret), les de Vierne, le Vitrail de Durosoir et « Kaddisch » de Ravel justifient amplement de suivre les Anglais Lawrence Power et Simon Crawford dans les régions peu explorées du répertoire français: ils y sont de bons guides.

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