A ses débuts, le duo formé par Ibragimova et Tiberghien a essuyé dans nos colonnes une douche écossaise de Jean-Michel Molkhou. D’abord un Diapason d’or pour son Szymanowski, où domine « un goût profond pour la couleur et le climat ». Deux ans plus tard, une sonate de Lekeu qui « manque à la fois de puissance et de matière ». Avant un Beethoven « exaltant ». Dans la sonate de Franck comme dans son Szymanowski, Alina Ibragimova « touche au plus imperceptible des pianissimos » dans une introduction étonnamment étale, pour mieux déchaîner, dans le deuxième mouvement, une vague d’énergie dont sa corde de sol semble renfermer d’infinies réserves. Cédric Tiberghien sculpte les thèmes au cœur d’une polyphonie dense mais à la clarté constante, d’où les tensions ne percent que petit à petit. Ses basses sont dosées ainsi qu’un bon organiste registre ses jeux de pédale, avec un sens aigu du climat et de la nuance. Car de la dynamique et de l’intonation comme de la couleur, l’exactitude est de tous les instants : écoutez la coda du deuxième mouvement (Allegro), puis le Récitativo-Fantasia. Les longues phrases franckistes planent, faisant oublier le mécanisme de leur construction derrière une éloquence jamais déclamatoire, qui sait prendre son temps et nous chuchoter à l’oreille pour mieux nous entraîner dans un finale (Allegretto poco mosso) à la progression inextinguible. Les compléments sont à la hauteur. Il n’y a qu’à laisser chanter le déchirant Nocturne de Lili Boulanger ; mais il faut le raffinement d’un tel dialogue pour gommer les longueurs du Poème élégiaque d’Ysaÿe. Quant à la magnifique sonate de Vierne, elle trouve enfin sa référence : la sécheresse implacable des accords répétés à un tempo vertigineux, la pudeur qui apparente le mouvement lent au Concerto en sol de Ravel, la précision d’horloger de l’Intermezzo, le tragique du finale nous marqueront pour longtemps. Alors ? Comme s’exclamait l’ami Jean-Michel:« Exaltant, vous dis-je! »